Carlin, ou l’art d’anticiper les tendances

Par Claire Le Meur, DG chez Blue Bees.

Les Bees sont allées à Paris, à la rencontre d’Edith et Edouard Keller, à la tête de l’agence Carlin, pour découvrir les coulisses d’une formidable aventure entrepreneuriale, au cœur du monde mystérieux de la tendance…

 

Claire Le Meur : Vous tenez aujourd’hui tous deux, mère et fils, les rênes de l’agence de tendances Carlin, à Paris. Pouvez-vous nous raconter en quelques mots l’histoire de l’agence ?

Edouard Keller : L’agence est née en 1947 et ce qui est marrant c’est que tout a changé depuis la création de l’agence… sauf la mission ! La genèse de l’agence, c’est un Monsieur qui s’appelle Frédéric Carlin, dont les parents étaient tisseurs lyonnais, et qui se dit qu’entre le moment où on fabrique le tissu et celui où on peut l’acheter en tant que vêtement fini, il s’écoule facilement deux ans. Il trouvait cela étrange que personne ne s’intéresse à ce qu’il se passait pendant ces deux ans et qui pouvait expliquer la raison pour laquelle on en venait à acheter tel tissu plutôt que tel autre. Il décide donc de créer un outil qu’il appelle le cahier de tendances, dans lequel il regroupe les tissus auquel il croit pour les deux années à venir… Nous avons toujours les cahiers de tendance, notre outil historique, qui représentent un tiers de notre activité. En s’appuyant sur toutes les observations que nous faisons dans ces cahiers, nous avons une partie consulting qui, aujourd’hui travaille sur 3 piliers qui sont le branding, c’est à dire ce qui a trait au marketing et à la marque au sens large, le design où l’on dessine des collections, des produits et des palettes de couleurs pour nos clients et enfin la communication, avec une agence de communication interne. L’idée, c’est de s’appuyer sur une veille et une anticipation au quotidien. Lorsqu’un client vient nous voir, nous allons bien entendu nous adapter à son histoire et à son ADN mais nous aurons une prospective qui permettra de surfer sur des courants, des tendances montantes, déjà bien établies en fonction du client.

CLM : Avez-vous des secteurs d’activité de prédilection ?

Edouard : Il y a eu des évolutions au fil du temps… En 1990, nous étions à 90% orientés vers la mode. Aujourd’hui, la mode représente 60% de notre activité. Les 40% restants sont très variés, avec, en premier lieu, la cosmétique. Nous travaillons aussi avec l’hôtellerie, l’automobile, le voyage, la téléphonie, la tech, etc. Avoir une telle diversité de clients est probablement la partie la plus sympa de notre travail. Cela permet une grande richesse d’activités et de cultures – nous travaillons pour les deux tiers à l’export. Nous avons des clients étrangers qui travaillent souvent sur leurs marchés locaux. Nous avons donc une vision internationale et trans-secteur en continu.

 

CLM : Edith, vous avez 27 ans lorsque vous rachetez l’agence Carlin en 1991. Comment en êtes-vous arrivé là ?

Edith Keller : En fait, j’ai fait mes classes dans une société qui s’appelle Promostyl et qui est un bureau de style. Le bureau devient politique, vraiment gros et je décide de tenter l’aventure entrepreneuriale. Je lance, en 1985, une mini-agence de communication. A l’époque, la communication est presque un gros mot, surtout dans le monde du style… En fait, je rencontre le succès extrêmement vite. En 1991, je travaille pour Monsieur Menlik, le PDG de Carlin. Il me dit « Edith, j’ai 62 ans, est-ce que vous n’avez pas envie que je vous rachète ? » A cette époque, je ne vois pas vraiment la logique et je suis très enceinte (rires). Je lui réponds non ! Un an plus tard, il m’invite à déjeuner, me dit qu’il a une autre idée et me dit « voilà, en fait, c’est vous qui allez me racheter ».  J’ai appelé mes experts-comptables en leur disant que j’avais besoin d’argent. Ils m’ont tous donné un peu de sous et m’ont dit « Banco, on y va ! ». J’ai donc racheté Carlin, d’abord parce que j’aimais ce métier de prospective et de bureau de style. Surtout, ils avaient une présence invraisemblable à l’international. Ils étaient déjà implantés dans 25 pays. Et je me suis dit, étant persuadée que je ne pourrais pas vivre de cette activité uniquement sur la France, que le temps de créer un réseau comme ça, racheter la structure était très intéressant…

Edith Keller

Cela a été très difficile car c’était une entreprise assez importante, je n’avais pas forcément une formation d’entrepreneur. J’ai très vite compris qu’il fallait ajouter le marketing à l’activité – qui était là encore un gros mot à l’époque, dans les métiers de création. Nous avons développé des outils de créativité. Nous le faisions d’instinct. Puis nous avons bâti une réelle méthode de prospective, basée à la fois sur l’intelligence collective, sur la recherche de phénomènes émergents, assis sur des chiffres. Aujourd’hui, la force du bureau, c’est cette capacité à prédire mais surtout à transformer l’ensemble en concepts.

 

CLM : Question très naïve… Comment arrive-t-on à trouver ce qui va être émergent, ce qui va exister ?

Edith : C’est un travail assez lourd qui prend des mois de réflexion intense avec l’équipe du bureau. En fait, il y a une première étape qui s’appelle la macro-tendance, c’est-à-dire qu’on a 3 ou 4 filles qui passent leur temps à chercher tous les chiffres clés, sur tous les phénomènes majeurs, que ce soit la démographie, la politique, etc. En parallèle, nous demandons à tous nos créatifs de chercher les émergences sur tous les phénomènes créatifs parce que l’on sait que les créatifs sont des anticipateurs. Ils pressentent avant les autres. C’est l’addition de tout cela qui permet de créer la tendance, qui va naturellement s’adapter ensuite aux différents secteurs d’activité.

 

CLM : Dans les cahiers de tendance que vous publiez, vous arrive-t-il de vous tromper ?

Edith : Non ! Un grand courant de tendance s’accélère ou ralentit mais ne se dément pas. En revanche, on peut totalement se tromper sur la mode, sur un produit qui sort beaucoup plus vite que ce que nous avions vu, ou au contraire qui va sortir plus tard que ce que nous avions imaginé. Sur le produit pur. En revanche, sur la couleur, sur la matière, il est impossible de se tromper.

 

CLM : Pourquoi est-il impossible de se tromper sur une couleur ? Les classeurs de tendances que vous publiez sont extrêmement riches et détaillés sur toutes ces questions…

Edith : Nous avons toujours deux ans d’avance sur la tendance. Sur les matières, les couleurs. Et il y a des cycles dans les couleurs. Par exemple, on sait qu’une couleur dans la maison va durer cinq ans. En revanche, dans la mode, elle va durer dix-huit mois. Le temps que cela passe du créateur jusqu’au grand public, il y a un temps de latence. Il peut néanmoins y avoir un phénomène étonnant. Par exemple, aujourd’hui, les gens de la grande distribution disent que le vert est une couleur phare. Il y a dix ans, lorsque je parlais du vert, on me le refusait totalement ! Ensuite, il y a le problème de la couleur à l’international, ce qui est encore un autre sujet.

 

Edouard : Le dernier cahier que nous avons publié est celui des tendances 2023. Dans sa version détaillée, il est extrêmement « bavard » et s’adresse à tous les secteurs d’activité. Il parle de marketing, de données économiques. Certaines versions de nos cahiers, plus courtes, font beaucoup plus appel à l’émotion. Mais une fois que nous avons réalisé nos cahiers, il ne reste plus qu’à attendre que cela arrive sur le marché… C’est assez bluffant. Entre le moment où nous les publions et cinq ans après, la tendance arrive dans le monde de façon diverse et cela prend plus ou moins de temps mais cela arrive toujours !

Edith : Par exemple, l’écologie est un sujet sous-jacent dont on parle maintenant depuis plus de quinze ans et la Covid va nécessairement donner un coup d’accélérateur à la tendance. Une innovation majeure peut également modifier la tendance.

Edouard : Et c’est là toute notre plus-value. Ainsi, des clients nous consultent pour savoir s’ils doivent faire du kraft ou des produits marrons comme il y a dix ans pour mettre en valeur l’aspect écologique. C’est à nous de leur expliquer comment adapter le concept en fonction du pays, de degré de maturité du marché, etc. En cosmétique, par exemple, cela a peu d’incidence et on peut se permettre des choses complètement folles. En revanche, sur un secteur plus classique comme le papier, on doit rester dans le kraft, le marron, le kaki…

Edith : La façon de renouveler le discours fait partie intégrante de notre métier. Il y a cette espèce de lassitude du consommateur qui fait que l’on doit en permanence renouveler la désirabilité.

 

CLM : Comment avez-vous conçu la suite du développement de Carlin ?

Edith : Nous nous sommes beaucoup développés à l’international, sur tous les secteurs. Nous avons créé en parallèle une filiale sur la créativité, une autre sur l’alimentaire. Nous avons même conçu des serious games de la créativité. Puis arrive 2009 et les effets de la crise, qui est un moment compliqué pour l’agence. La communication commence à se digitaliser. Et, très honnêtement, nous prenons assez mal le virage du digital. A cette époque, Edouard n’est pas encore mûr pour entrer chez Carlin mais je le regrette un peu, d’une certaine façon, car je pense qu’il nous aurait aidés à passer ce cap…

Edouard : Oui, j’avais fait un premier stage chez Carlin mais j’avais réellement le sentiment d’être parachuté et de ne pas être légitime.

 

CLM : Il est vrai que la position de « fils de » n’est pas très confortable…

Edouard Keller

Edouard : C’est ça ! A cette époque, en 2015, je sors tout juste de l’ESC Reims et j’ai commencé ma carrière chez Nestlé, pensant qu’il était pertinent que je fasse autre chose que de la mode. J’ai appris beaucoup de choses mais cela ne me plaît pas vraiment. Ensuite, je retourne vers la mode et travaille chez Lacoste et Zadig & Voltaire pour bien comprendre l’univers mode et le produit. Puis je travaille avec Carlin dans le cadre d’une mission ponctuelle. Je pars avec Edith pour rencontrer les clients car il lui manquait quelqu’un du marketing et du produit à ce moment-là. La mission et les problématiques sont super intéressantes mais, une fois rentré, lorsqu’il s’agit de rédiger les comptes-rendus et de répondre aux différentes interrogations, je ne trouve pas bien ma place. J’ai préféré parfaire ma formation en intégrant une autre entreprise et acquérir une expérience complémentaire. Trois ans plus tard, Edith m’a rappelé…

Edith : Pour moi, cela devenait une période un peu compliquée. J’avais changé d’associé. J’avais besoin d’être totalement en confiance avec quelqu’un et surtout d’une nouvelle génération. La direction du bureau commençait un peu à vieillir… Je m’étais promis de ne jamais « imposer » cela à mon fils mais finalement, Edouard était intéressé par l’aventure… Nous nous sommes rendu compte que nous étions complémentaires et avons tout de suite trouvé chacun notre rôle.

Edouard : La chance que nous avons est de nous entendre très bien, avec une vraie relation. Nos compétences et notre fonctionnement sont différents et cela nous permet de ne pas nous « marcher sur les pieds ». Edith me fait confiance sur les sujets que je connais bien, tout en m’évitant de commettre des erreurs grâce à son expérience. Nous avons mis en œuvre de nombreux changements depuis mon arrivée, il y a quatre ans. Sur notre offre, sur notre communication, sur nos clients, sur nos équipes, sur les process.

 

CLM : Combien êtes-vous chez Carlin, maintenant ?

Edith : Nous sommes 25, plus un réseau d’agents international et distributeurs d’une douzaine de personnes. Nous faisons également travailler une cinquantaine de free lance dans l’année, en fonction des spécificités sectorielles. Les rôles entre Edouard et moi sont bien répartis.

Edouard : En effet, mon background est plutôt marketing et production habillement mais je suis rentré sur un profil commercial parce que j’avais envie de cela. Lorsque j’ai intégré Carlin, je travaillais pour la Fédération Française du Prêt à Porter Féminin.Le contact avec le client m’avait manqué jusque-là et j’étais aussi en manque d’international. Cette mission me permettait d’avoir une réelle légitimité chez Carlin. Puis, progressivement, je me suis occupé de moins en moins du commercial et de plus en plus du reste, jusqu’à l’organisation que nous avons mise en place avec Edith. Nous avons nommé une nouvelle directrice commerciale, ce qui m’a permis de rejoindre la direction.

Edith : Désormais, j’interviens beaucoup plus comme une coach d’entreprise. Puis nous travaillons dans le domaine de la tendance et si nous voulons rester crédibles, nous devons avoir une nouvelle génération à la tête de Carlin, sachant que l’on subit un certain effet « jeunisme » dans toute l’Europe. Tandis qu’en Asie, l’expérience est encore très valorisée. Je garde d’ailleurs beaucoup l’Asie et le grand export comme terrains de jeu, alors qu’Edouard travaille plus sur l’Europe et le proche export.

 

CLM : Au cours de cette fabuleuse aventure, avez-vous eu des moments de gros « ras le bol » avec l’envie de tout arrêter ? Parce que tout le monde a envie d’être entrepreneur, sans nécessairement se rendre compte de ce que cela implique au quotidien…

Edith : Il est vrai qu’être entrepreneur en France, c’est un peu être héroïque ! Il faut un courage énorme. Ce qui m’a beaucoup servi, c’est que pendant des années, j’ai été inconsciente (rires), portée par le succès. Je pense vraiment que c’est ce qui m’a sauvée. J’ai vécu une vie de passion. Et je dois avouer que même dans les moments difficiles, lorsque je vois mes amies qui ont le même âge que moi et qui sont très mal traitées dans les grandes entreprises, je me sens très chanceuse : j’ai la liberté, l’indépendance, je ne peux m’en vouloir qu’à moi, me féliciter de mes réussites et j’ai une équipe fantastique. Puis la chance incroyable de pouvoir continuer l’aventure avec Edouard, en toute confiance et sereinement. Et j’ai encore une vision de l’entreprise qui repose sur l’amour de l’entreprise et de l’équipe. Lorsque je vois ces starts up qui investissent des millions dans le seul but de revendre l’entreprise plus chère, cela m’est totalement étranger.

 

CLM : Oui, car cela ne repose sur aucune valeur…

Edith : C’est tout à fait cela. Ma grande joie, c’est l’ensemble des gens que j’ai aidés à s’épanouir. Même si, bien sûr, j’ai eu quelques déceptions humaines. J’ai eu beaucoup de chance ! J’ai voyagé dans le monde entier, j’ai rencontré des gens incroyables. Je n’ai aucun regret même si c’est éprouvant pour la santé… Une chose est importante : j’ai monté ce projet dans les années 80, à une époque où un contrat se faisait en se tapant dans la main et où les choses étaient beaucoup plus simples. Je n’étais pas contrainte par des appels d’offres avec dix agences en face et des contrats de trente-cinq pages !

 

CLM : Et du coup, Edouard, travailler avec sa maman… Facile ou difficile ?

Edouard : Le problème était surtout d’assumer mes choix et de prendre confiance ! La complémentarité de nos profils a vraiment rendu la chose simple. C’est d’autant plus vrai que nous sommes amenés, dans ce métier, à faire beaucoup de déplacements, notamment à l’international. C’est un réel plaisir de pouvoir combiner la carte de l’expérience d’Edith avec mes idées neuves. Cela se passe très bien. La seule chose plus compliquée, c’est lorsqu’on rentre à la maison et qu’on se voit le week-end. Il faut savoir arrêter le pro et passer au perso…

Edith : A l’inverse, ce que je trouve très agréable, c’est de pouvoir parler de perso dans le pro. L’inverse m’est beaucoup plus pénible. Il faut savoir couper le pro, à un moment donné. Mais nous arrivons à être raisonnables !

 

CLM : Et, Edouard, imaginez-vous un futur de Carlin où il n’y a plus Edith ?

Edouard : De plus en plus, forcément… Depuis quatre ans, j’ai bien pris mes marques. Je porte la responsabilité de l’organisation que nous avons imaginée ensemble, sur laquelle Edith joue encore un rôle primordial, lié à notre clientèle. Mais en interne, nous apprenons progressivement à vivre sans Edith.

Edith : Je ne suis plus impliquée autant sur le devant de la scène. Désormais, je remplis plus des missions précises pour Carlin.

Edouard : l’idée n’est pas de mettre Edith dehors (rires). D’autant que son profil entrepreneurial fait qu’elle a un vrai rapport d’émotion avec les salariés de Carlin.

 

CLM : Ce n’est pas une transition facile, lorsque l’on s’est autant investi depuis autant d’années… C’est compliqué de « lâcher » son bébé, non ?

Edith : Pas tant que cela ! J’ai plein de choses qui m’intéressent par ailleurs… Désormais, je suis la réassurance de Carlin et l’équipe comprendra que mon départ est bien mérité ! En cela, le confinement et le télétravail m’ont aussi permis de prendre mes distances et les salariés ont vu que l’agence fonctionnait très bien tout de même. Maintenant, est-ce que mes petites filles reprendront un jour Carlin, l’avenir nous le dira !

Edouard : C’est un peu tôt… Là, l’aînée a trois ans, on va la laisser tranquille ! (Rires)

Edith : Ma grand-mère était première chez Lanvin, d’une famille de brodeurs. Mon deuxième fils est designer, donc aussi dans la création… Génétiquement parlant, il y aurait une logique…

 

Merci à Edith et Edouard pour ce très bel échange…

Les Bees sont heureuses et fières d’accompagner au quotidien l’agence Carlin et souhaite longue vie à cette magnifique aventure d’entrepreneurs !